Départ du Giro d’Israël : « Il était impossible que la politique reste à l’écart »
Il n’est pas rare que sport et politique se télescopent. Cela se produit simplement parfois de façon plus manifeste que d’autres. En choisissant Israël et Jérusalem comme points de départ du 101ème Giro de l’histoire, RCS Sport a fait un choix inédit. Jugé osé et audacieux par certains, plutôt risqué et malvenu pour d’autres. À moins d’un retournement de situation extraordinaire, la « Corsa Rosa » prendra bien ses quartiers dans la ville trois fois saintes le 4 mai prochain, mais les tumultes idéologiques et politiques entourant cette décision sont nombreux. Rien de plus normal, au fond, tant l’Histoire et l’actualité de la région revêtent un caractère aussi fragile qu’épineux. Récemment, plusieurs groupes pro-palestiniens sont montés au front pour dénoncer l’instrumentalisation du sport, et en l’occurence du Giro, opérée par Israël. Plus récemment ce sont les autorités d’Israël même qui se sont offusquées de la distinction – a priori involontaire – faite par le Giro quant à Jérusalem Ouest et Jérusalem Est. Mauro Vegni et ses équipes se sont empressés d’éteindre l’incendie pour ne pas mettre en péril le « Grande Partenza », mais cinq mois nous séparent encore du lancement du Tour d’Italie et la tension n’est peut-être que naissante. Dans une perspective de compréhension et d’analyse des enjeux géo-politiques liés à ce Grand Départ du Giro d’Israël, VeloPro.fr est allé à la rencontre de Jean Baptiste Guégan, enseignant, intervenant dans l’enseignement supérieur et spécialiste de la géo-politique du sport, dont il en a fait un ouvrage (en vente ICI). L’oeil aiguisé, il nous livre dans un long entretien sa lecture de la situation actuelle.
Jean-Baptiste, peut-on considérer le Giro comme le plus grand événement sportif accueilli par Israël ?
Des évènements sportifs internationaux y ont déjà eu lieu, notamment un championnat d’Europe de basketball, tout récemment. En revanche, ce serait effectivement la première fois qu’un évènement européen d’ampleur mondiale partirait d’Israël, avec trois étapes, dont le départ à Jérusalem. Il s’agit en plus d’un évènement professionnel. Pour ces raisons, ce sera bien une première depuis la création de l’Etat d’Israël.
Quelle est la portée de cette manifestation sportive pour Israël ?
Israël a un problème d’image. Quand on pense à ce pays, on a davantage en tête les tensions, les questions religieuses, le terrorisme, que Tel-Aviv… Pourtant, Israël est la seule démocratie stable de la région, et bénéficie aussi d’une offre touristique au moins comparable à celles des pays du Golfe. Le problème, c’est en fait le rayonnement et l’attractivité d’Israël. Il faut littéralement changer l’image d’Israël, et le Giro rentre dans cette logique-là. Certains parlent de « sport-washing » (lavage par le sport), et je trouve l’image assez belle, mais il s’agit surtout d’une politique de Soft Power. Il y a une vraie volonté de construire une image internationale, attractive, en montrant ses forces, et plus simplement ses faiblesses et ses problèmes. On est dans une logique de Name Branding ; on construit une image de marque par le sport, pour valoriser le pays, là où on ne peut pas le faire dans d’autres domaines. Le sport est à ce moment-là un instrument. Le Giro rentre parfaitement dans ce cadre, en plus à moindre coup, puisque cela coûte de 10 à 17 millions d’euros selon les estimations. C’est excessivement accessible. Ce n’est même pas l’équivalent d’une campagne mondiale de promotion. C’est donc très rentable. Puis, il faut être honnête, cela sert aussi le pouvoir en place. Benyamin Netanyahou est en place depuis très longtemps, il a toujours été contesté, mais il n’y a pas d’élections avant 2019. En grande partie, la dégradation de l’image d’Israël tient à la politique de Netanyahou. Par le sport, ils souhaitent d’atténuer cette image, et cela sert les intérêts de la droite israélienne, le Likoud, qui est au pouvoir.
Pour RCS Sport, organisateur du Giro, quel était l’objectif en aménageant ce Grand Départ en Israël ?
Je pense que la première logique est économique. Le Giro est la possession de RCS MediaGroup, qui cherche à internationaliser sa marque, comme ont pu le faire ASO et le Tour de France. Le Giro n’a pas encore le rayonnement mondial dont dispose le Tour. L’idée, c’est de développer la marque Giro et donc d’accroitre le nombre de pays susceptibles d’être touchés par l’épreuve. En parallèle, l’objectif est aussi de développer les autres courses organisées par RCS, et ainsi accroitre la rentabilité et la profitabilité du groupe. En deuxième lieu, ce Grand Départ est un super plan marketing. Grâce à cela, ils ont conscience qu’ils feront parler d’eux, à un moment où la Coupe du Monde se profile, et où le Tour de France s’annonce à nouveau très compétitif. Il y a donc nécessité de se montrer au milieu de tout cela, et c’est aussi dans ce cadre que s’inscrit le départ d’Israël. La preuve, on n’a jamais autant parlé du Giro que depuis l’annonce de ce Grand Départ inédit. Mais il y a une nuance, qu’on peut trouver amusante. Quand Mauro Vegni dit que le sport doit rester en dehors du politique (interview au Monde, ndlr), soit il est extrêmement naïf, soit il nous prend pour des imbéciles. Il sait pertinemment en allant en Israël tout ce que cela implique. C’est un sacré risque pour le Giro.
Etait-ce un pari perdu d’avance de penser que la politique n’empièterait pas ?
Ce qu’ils font aujourd’hui, c’est de la com’. Non pas dans une communication de crise, mais une communication qui vise à imposer des éléments de langage sur le fait qu’Israël est un pays comme un autre, etc … Quand Israël met, au moins, dix millions d’euros sur la table pour accueillir le Tour d’Italie, tu as tout intérêt à assurer le service après-vente derrière. Donc, soit Mauro Vegni ment, soit il est incompétent. Mais je ne crois pas à cette dernière hypothèse, sinon il ne serait pas là. Il tente simplement de normaliser l’état d’Israël pour enlever le côté évènementiel de l’accueil du Giro, tout en restant parfaitement conscient de ce qu’il se passe. Ce sont comme les promesses, elles n’engagent que ceux qui y croient.
Une stratégie particulière aurait-elle pu permettre d’empêcher que la politique et le sport se confrontent ?
Les négociations entre RCS et Israël ont semble-t-il duré deux ans. Tout a été négocié pied à pied. On peut néanmoins imaginer une chose : il était impossible que la politique reste en dehors, car c’est un Etat éminemment politique. Le financement du départ est le fruit d’un financement d’Etat, celui d’Israël. Le volet politique ne serait jamais resté à l’écart. Ce qui aurait été intelligent, par contre, et cela aurait pu être considéré comme de la récupération, c’est d’avoir volontairement incrusté de la politique. C’est à dire, faire une étape à Ramallah, par exemple, dans un territoire palestinien occupé. Pour le coup, cela aurait complètement changé l’image d’Israël.
Mais Israël aurait-elle été prête à le faire ?
Non, puisque ce n’est pas dans l’intérêt du gouvernement en place, le Likoud, la droite israélienne, plutôt conservatrice, traditionaliste et qui vise au rapport de force. Ils veulent rester au pouvoir et avoir un discours fort vis à vis de l’autorité palestinienne, du Hamas, etc. Ils veulent prouver qu’ils sont un bouclier, une force d’opposition, vis à vis du problème palestinien. Pour eux, cela était purement impossible. En revanche, l’image aurait été magnifique. Avoir une étape en Palestine, pour l’image d’Israël, cela aurait été formidable, cela aurait pu réconcilier tout le monde. Ils sont peut-être passés à côté de quelque chose. Mais s’il le fait, Netanyahou perd la majorité, et le pouvoir.
Pour des raisons inconnues, RCS Sport est passé du naming « Jérusalem » courant octobre, à « Jérusalem Ouest » lors de la présentation officielle de l’épreuve. Cela a provoqué la colère du gouvernement israélien qui a sommé l’organisateur d’effacer les mentions « Ouest » de ses documents. Ce qui a été fait. Mais ont ensuite suivi les critiques des organisations pro-palestiniennes. Comment analyser cette situation et cet imbroglio ?
À partir du moment où Israël a été nommé comme point de départ, quasiment toutes les associations des Droits de l’Homme, sans compter les autorités représentatives des Palestiniens, se sont élevés contre le fait qu’on attribue la possibilité à Israël de profiter du Giro. Il y avait donc déjà une protestation à la base, qui n’attendait plus qu’un prétexte pour se réveiller. Je n’ai pas vu les tous premiers documents, mais si on a rajouté l’annotation Ouest à Jérusalem, il y a deux possibilités : la première est simplement géographique, et à ce moment-là, il n’y a pas lieu d’en faire un scandale – c’est d’ailleurs l’explication de RCS ; l’autre hypothèse serait que des gens au sein de RCS aient souhaité faire capoter le départ en créant cette polémique, auquel cas la raison est politique. Personnellement, je pense que c’est plutôt une question d’incompétence ou d’imprécision, et qu’ils n’ont pas une seconde compris à quel point le statut de la ville de Jérusalem était délicat. Si l’on écrit Jérusalem Ouest, c’est qu’il y a un Jérusalem Est, et cela sous-entend que la ville est divisée, et si tel est le cas, tu sous-entends qu’elle est occupée, donc cela renvoie à l’histoire de la ville de Jérusalem depuis la première guerre israélo-arabe. Donc RCS Sport fait ressurgir le problème, alors qu’elle a tout fait pour qu’il n’existe pas. J’ai le sentiment qu’il s’agit d’une boulette factuelle, qu’ils n’ont pas pris conscience des implications politiques que cette précision visiblement géographique pouvait avoir.
Organiser un événement dans un pays aux rapports compliqués avec les Droits de l’Homme n’a jamais fait de l’organisateur le complice de Crimes contre l’Humanité. Mais en entrant par maladresse dans la polémique sur l’unification de Jérusalem et en choisissant de rayer les mentions de Jérusalem Ouest, RCS Sport ne s’est-elle pas embourbée dans une situation périlleuse ?
Le terme de complice est révélateur. Car il induit un crime ou un délit. La situation est évidemment très compliquée en Israël,et c’est un débat qui renvoie à l’Histoire et à la morale. Je vais donc simplement me placer au niveau de RCS Sport. Si elle considère qu’il n’y a pas de rapport entre sport et politique, ce qui serait naïf, elle n’a pas à se soucier des conséquences du départ de Jérusalem. Au contraire, si le départ d’Israël découle de raisons financières, économiques, politiques ou géo-politiques, cela revient à dire que l’on s’associe à la politique de « Soft Power » et de rayonnement prôné par Israël. Pour autant, attention, cela ne veut pas dire qu’on cautionne la politique menée par le gouvernement de Benjamin Netanyahou, ou que l’on accepte le sort réservé aux Palestiniens. Cela veut simplement dire, de manière très concrète, qu’un gouvernement a négocié avec un partenaire privé dans une affaire économique et sportive et qu’il y a des conséquences. Ces conséquences, RCS ne les a peut-être pas envisagé à leur juste valeur, ou les a minimisé.
Sur le sujet de la nomination de Jérusalem, et non de Jérusalem Ouest, la réaction d’Israël a été assez forte. Est-ce surprenant ?
Pas réellement. Ce sont les ministres du Tourisme et des Sports qui ont réagi, et les deux appartiennent au Likoud, la droite israélienne. Ils sont très proches de Netanyahou. Leur réaction est à replacer dans un contexte nationale et politique. Leur communication vis à vis de la boulette de RCS est liée à leur volonté de conserver le pouvoir. S’ils avaient laissé passer cette appellation, ils auraient été mis en danger et fragilisés, car les plus extrêmes, dans leur camp, ne leur auraient jamais pardonné. Il y aurait eu un renversement de gouvernement possible, simplement à cause de cette boulette, car la question palestinienne est ultra sensible. La deuxième préoccupation est financière. Le Likoud est aussi financé par des intérêts venant de la diaspora, et pour certains, Jérusalem Ouest porte un véritable sens. Accepter l’expression aurait représenté un risque de voir quelques uns de leurs soutiens financiers le leur reprocher. Ils ont donc communiqué à l’échelle nationale, mais aussi internationale, pour ne pas être lâchés par leurs soutiens. Très clairement, le nom Jérusalem Ouest, ça n’intéresse personne. En revanche, communiquer dessus, c’est aussi une manière de montrer à son propre camp que l’on sait pourquoi il ne faut pas l’accepter. Cela a pour but de montrer que le gouvernement de Netanyahou est ferme sur ce point, qu’on ne reviendra pas sur le statut de Jérusalem. Or ce sujet est en partie ce qui bloque la résolution du conflit et la question des deux états. C’est pour cela que cette affaire autour du naming de Jérusalem a occasionné une telle émotion, une telle réaction et une telle disproportion.
Pour l’instant la fronde s’est contenue à des groupes pro-palestiniens. Y a-t-il un risque que la contestation prenne une véritable ampleur médiatique ?
Il y aura des contestations dans le monde arabe, mais cela n’ira pas au-delà, car ça ne reste « que » du vélo. Oui, le sport va être instrumentalisé, le Giro n’est qu’un prétexte, et on va avoir des associations pro-israélienne, ou au contraire pro-palestinienne, qui vont se faire entendre ici ou ailleurs. En Italie, cela a déjà commencé. Mais ils ne réuniront pas 20 000 ou 200 000 personnes pour cela. Il n’y a pas de quoi peser sur un Etat. L’autre question concerne la réaction des pays arabes. La Jordanie ne bougera pas, l’Arabie Saoudite et les Emirats Arabes Unis non plus, pour des raisons différentes. Il y aurait un rapprochement assez particulier en cours entre l’Arabie Saoudite et Israël, uniquement pour des raisons géo-stratégiques et géo-politiques. Dans ce cadre là, jamais les Saoudiens ne pousseront à la contestation. Et comme Les Emirats Arabes Unis sont partenaires de la stratégie saoudienne, ils ne demanderont pas, tout comme Bahrain, à l’équipe qu’ils soutiennent, de réagir. La réaction sera probablement modérée puisqu’elle ne sera sûrement pas soutenue par des Etats. Qu’au moment du départ, il y ait des tentatives des mouvements palestiniens de se faire entendre, par la contestation ou la violence, c’est possible. Maintenant, on peut faire confiance à Israël, comme on va faire confiance à la Russie en 2018, au niveau de la sécurité. Duquel peut d’ailleurs découler un problème d’image. Si l’on voit des militaires en permanence sur les routes, avec des convois qui encadrent le peloton, je ne sais pas si Israël aura gagné…
Pour finir, le Pape en personne a été mêlé à l’affaire. Il a été invité pour le Grand Départ, mais les groupes pro-palestiniens le prient de refuser. Quel rôle a-t-il à jouer dans cette situation ?
Si le Vatican est stratège, le Pape Francesco fait ce qu’il fait dans d’autres Etats. À savoir, il s’inscrit comme un vecteur de la paix et il y va pour faire se rencontrer Israéliens et Palestiniens. Vu le bonhomme, il en est capable, comme il l’avait fait à Cuba. On peut imaginer que s’il y va, il va conditionner sa venue, non pas à un processus de paix qui semble bien difficile dans le court terme, mais à une rencontre hautement symbolique. C’est ce qu’aurait dû essayer de faire RCS. Cela constituerait la sortie vers le haut. La sortie vers le bas serait de prétexter, pour le Pape, un problème d’agenda pour ne pas y aller. Compte tenu de la personnalité du Pape, on peut s’attendre à énormément de surprises. Il est capable d’y aller, mais je serais surpris qu’il le fasse car les visites papales s’organisent deux ans à l’avance. Cela demanderait des efforts logistiques et de sécurité énormes, surtout dans ce coin là. Cela ferait du Pape une cible en terre sainte. Mais s’il y va, ce ne sera pas juste pour faire acte de présence. Dans le tracé même du Giro, il y a une dimension politique et géo-politique. C’est un évènement qui va devenir hautement symbolique et médiatique. On peut être sûr que chaque entité, politique pour Netanyahou, ou spirituelle, pour le Pape, va se servir de cela pour faire avancer sa cause. Netanyahou pour son maintien au pouvoir et l’image d’Israël renouvelée, le Pape pour une amélioration des relations entre toutes les religions, cela au coeur de la ville trois fois sainte. Ce serait littéralement une bénédiction.
On peut aussi penser qu’il ont laissé « Jerusalem Ouest » lors de la présentation de façon à « rassurer » le monde du cyclisme et le public qui aurait peut-être été angoissé à l’idée de voir une course passer par « Jérusalem Est ». C’était comme dire : « On va à Jérusalem, mais dans l’ouest, la partie la plus sécurisée de cette ville… »
Ca m’a aussi étonné de voir ça lors de la présentation, ça m’a tout de suite fait penser au Tour de France 1987.
Pour le reste, le cyclisme est devenu un sport totalement voué au capitalisme et au business, l’idéologie y est la même que dans les multinationales. Si la Corée du Nord proposait de financer des Courses WorldTour, l’UCI dirait « banco ». Les droits humains et la liberté passent après le business. On le voit avec le développement de courses cyclistes dans les dictatures du Golfe Persique où l’esclavage existe encore. Du moment que les coureurs et les dirigeants (RCS, UCI ou ASO) ont de beaux hôtels, le reste on s’en fout…