Quelle diffusion et quel modèle économique pour le Giro?

Nous sommes à 6 mois du coup d’envoi du Giro 2026 et 4 mois des Strade Bianche et aucune annonce officielle n’a encore été faite sur la diffusion des épreuves RCS à partir de la saison prochaine que ce soit en Italie ou en Europe. Et pour cause, après avoir vendu une quasi exclusivité pour la diffusion européenne à Eurosport en 2021, sacrifiant l’audience pour la rentabilité directe, RCS songe maintenant à changer de modèle et se rapprocher du “modèle Tour de France”. Un revirement à contre-courant des tendances actuelles. Pourquoi ?

Le cyclisme professionnel ne cesse de se développer… et de coûter plus cher. C’est donc tout naturellement que ses acteurs essaient d’améliorer sa rentabilité. Et si le sujet qui ressort le plus communément est celui du business model des équipes et de l’éternel fantasme de la redistribution des revenus issus des droits TV vers les équipes (même si des cas minimes existent), on parle un peu moins souvent des tendances quant à l’attribution des droits de retransmission en eux-mêmes. Il faut dire que jusqu’à il n’y a pas si longtemps, il n’y avait pas beaucoup de changement mais ces dernières années, ils se sont amplifiés… pas forcément au bénéfice du fan de cyclisme.

Si historiquement le principal argument du cyclisme sur le plan économique est la visibilité qu’il offre, ce qui nécessite qu’il touche le plus large public possible, certains organisateurs de grandes courses ont décidé de tester de nouveaux modèles à la rentabilité plus directe. Ainsi en 2021, RCS a décidé de se passer du diffuseur français L’Équipe, chaîne terrestre gratuite accessible partout en France et qui offrait régulièrement des pics à plus d’un million de téléspectateurs aux épreuves RCS, pour privilégier Eurosport/Discovery (désormais WBD) à l’audience bien plus restreinte (pic historique de 472,000 spectateurs en 2024 en France) poursuivant ainsi une direction initiée déjà près de 5 ans plus tôt quand Eurosport avait aussi été préféré aux chaînes publics Sporza (VRT) pour la Belgique et NOS pour les Pays-Bas ou encore TV2 Danemark (semi-public), pourtant trois forts bastions d’audience hors Italie pour le Giro. De même il y a quelques années maintenant, RCS avait préféré ne pas donner suite aux sollicitations de l’opérateur historique américain NBC, lui préférant le plus spécialisé mais plus anonyme Fubo.tv qui offrait pourtant alors seulement quelques dollars de plus, à une époque où le streaming ne faisait que débuter.

Pour expliquer la logique italienne, il faut comprendre qu’à l’inverse du Tour de France pour qui le rayonnement international est au cœur du business model, le Giro ne bénéficie pas de la même notoriété à l’international et que ses intérêts, ses sponsors, son public… sont majoritairement italiens ou en tout cas, en ce qui concerne les sponsors, visent majoritairement le public italien via ces partenariats. Tant que le Giro est diffusé sur la Rai donc tout va bien. Et quand bien même cela fait des années qu’on évoque le possible passage sur une chaîne payante en Italie, où seuls les derniers kilomètres seraient diffusés sur une chaîne gratuite, la réalité est que non seulement le Giro est toujours sur la chaîne public mais en plus au cours de la dernière décennie, RCS a réussi le pari de sacrément faire gonfler le prix de diffusion payé par la Rai, bénéficiant ainsi de la meilleure visibilité possible en Italie pour ces événements et d’un gros chèque en prime, crucial pour la santé de ses finances. 

RCS est même allé au-delà en 2022 en prenant complètement le contrôle de sa production des images, en remplacement du département production de la Rai, ce que même ASO ne fait pas à une telle échelle avec FranceTV. Avec cette autonomie technique complète et l’amélioration fulgurante de la qualité de la retransmission en résultant, la TV est plus que jamais au cœur du plan économique de RCS.

Et l’organisateur italien fait des émules ! Du côté de la Belgique, Flanders Classics a amorcé en 2021 une stratégie assez agressive sur le plan des droits TV par le biais de l’agence Infront à la réputation gourmande. Si avant la COVID il semblait difficilement imaginable qu’un Monument comme le Tour des Flandres ne soit pas diffusé en Europe sur une majorité de chaînes publiques, c’est devenu une réalité dans certains pays où les opérateurs publics ont décidé de ne pas faire suite à l’augmentation significative du droit de diffuser demandé, comme la Rai en Italie où l’épreuve n’est donc plus visible que sur Eurosport. Une nouvelle dynamique est lancée ! Une épreuve historique peut se passer du diffuseur public dans une des grandes nations du cyclisme, délaissant le modèle basé principalement sur la visibilité pour un modèle basé sur la rentabilité direct des droits TV comme dans de nombreux sports, dont le football.

Et le mouvement s’accélère puisque, autre coup de théâtre cette fois-ci plus retentissant, l’opérateur privé RTL (DPG Media) a été préféré dès 2025 à la chaîne publique RTBF (pendant francophone de la VRT) pour la diffusion sur le territoire belge francophone… du Tour des Flandres ! Dans le pays même de l’épreuve donc. Et d’après les dires de la RTBF, ces derniers ont été mis devant le fait accompli en apprenant la nouvelle par la presse, sans même avoir la possibilité de faire une contre-offre. Signe, peut-on penser, d’une volonté de tester ce nouveau modèle dans une perspective de long terme, plutôt que de simplement faire gonfler les prix immédiatement. Hors du giron Flanders Classics, la E3 Saxo Bank Harelbeke Classic a été diffusée en Flandres en 2025 sur… VTM ! (DPG Media également). Avant avril 2024 et l’annonce de ce partenariat, il semblait invraisemblable, que ce soit pour les sponsors de l’épreuve et la résonance médiatique de l’événement, qu’une grande classique flamande ne soit pas diffusée sur l’opérateur public, la VRT. À noter également qu’à partir de 2026 WBD aura l’exclusivité de la diffusion du Tour de France au Royaume Uni alors qu’il était aussi diffusé de longue date et jusqu’à cette année sur une chaîne gratuite et accessible sur tout le territoire britannique du groupe historique ITV. Un changement d’autant plus significatif qu’avec la disparition de Eurosport (groupe WBD) au Royaume Uni, il faut maintenant payer jusqu’à 4 fois plus cher pour voir du cyclisme via la chaîne TNT (WBD). Cette dernière évolution est toutefois à nuancer car c’est principalement ITV qui n’a pas voulu poursuivre alors que l’opérateur public BBC ne se montre pas non plus intéressé. Quoiqu’il en soit la tendance est bien là et elle ne peut être ignorée. Elle explique aussi sans doute un peu pourquoi en 2024, l’UER (EBU/Eurovision) a mis la pression sur les diffuseurs publics pour pouvoir sécuriser un accord long (jusqu’en 2030) avec ASO qui demandait une augmentation plus que significative des revenus issus des droits TV.

Mais alors pourquoi, dans cette dynamique désormais lancée, le Giro pense aujourd’hui à un changement de stratégie, en tentant de se diriger vers un modèle plus typé Tour de France, c’est à dire un modèle avec un maximum de diffuseurs sinon publics, au moins accessibles à une grande audience, sous-entendu dans la plupart des cas des chaînes non payantes, comme c’était le cas avec la chaîne L’Équipe en France de 2017 à 2020 ? Un modèle dont il n’a plus vraiment bénéficié depuis les années 90s… Difficile d’avoir une réponse précise alors que les tractations sont en cours pour l’attribution des droits 2026 mais voici peut-être quelques éléments de réponse. 

Le premier part d’un constat. En 2025, le Giro a perdu Enel qui parrainait le maillot rose, son plus iconique maillot, depuis 9 ans. En 2026, le Giro perdra aussi Toyota qui n’était peut-être pas l’un des plus gros sponsors mais qui est l’un des plus primordiaux dans un sport basé sur la mobilité et où la première image de marque de l’organisateur est sa flotte de véhicules en course. Ce n’est pas pour rien que Škoda est l’un des sponsors principaux du Tour de France, comme l’était Fiat avant lui. Une audience plus large et plus internationale pourrait favoriser la conclusion de nouvelles alliances et consolider celles existantes. N’oublions pas aussi qu’après 5 grands départs à l’étranger entre 2010 et 2018 (Pays-Bas à deux reprises, Danemark, Irlande et Israël), les derniers lancements de l’étranger (Hongrie, Albanie et l’an prochain Bulgarie) ont systématiquement été émaillés de controverses politiques et surtout l’absence récente de candidature connue de la part des pays historiques du cyclisme témoigne d’un certain isolement vis à vis des spectateurs habituels du cyclisme.


Le deuxième élément c’est le coût de la production. Comme on l’a dit précédemment, RCS assure désormais sa propre production TV alors qu’elle était avant fournie par la Rai dans le cadre du partenariat entre les deux entités. Une étape capitale dans l’amélioration de la qualité du produit livré aux diffuseurs mais pour vraiment valoriser cet investissement, le mieux reste quand même de pouvoir le proposer à un peu plus que les deux grands diffuseurs actuels (Rai et Eurosport-TNT/WBD) et idéalement qu’un maximum de téléspectateurs puissent en profiter.

Troisième élément et pas des moindres, quand bien même RCS a accompli un formidable travail de négociations pour monter les prix auprès de son principal diffuseur, la Rai, les relations se sont tendues. À tel point que cette année, l’accord avec la Rai n’a été signé… qu’à la veille des Strade Bianche ! Si ça peut sonner très Italien, la réalité est qu’à la Rai l’idée de ne plus être le diffuseur du Giro (et des courses RCS) commence à devenir une véritable perspective. Pas par choix mais par impossibilité de s’aligner sur les exigences de RCS dans un contexte italien qui plus est de réduction des dépenses publiques. Un scénario qui devient tellement plausible qu’on commence même tout doucement du côté de l’opérateur public à penser à une programmation de remplacement pour le mois de mai avec l’idée que ça pourrait devenir une réalité d’ici 2 à 3 ans. Or jusqu’à présent la Rai est de loin la majeure caisse de résonance du Giro et des courses de RCS que ce soit pour RCS eux-mêmes et l’impact médiatique de ses événements, que ce soit pour les sponsors des épreuves, les collectivités impliquées… 

Alors quelle diffusion pour le Giro 2026 ? Il n’y a pas de réponse pour le moment et si dans la tête de fans de cyclisme que nous sommes, une accessibilité à la plus grande audience possible enclencherait un cercle vertueux : plus de téléspectateurs menant à plus de retombés médiatiques et économiques directes et indirectes, plus de visibilité et donc d’attractivité pour les sponsors, plus de téléspectateurs charmés par les images qui décideraient de venir voir la course sur place, plus de grands coureurs motivés pour participer à la course, des équipes plus enclines à envoyer leurs meilleurs coureurs si leurs sponsors bénéficient d’une meilleure exposition… un cocktail qui ne peut que bénéficier à la croissance de la course, la réalité est malheureusement plus complexe. D’une il faut trouver des diffuseurs gratuits ou largement accessibles au public qui soient intéressés par le cyclisme et qui soient surtout encore intéressés par les courses RCS quand ce dernier s’est détourné d’eux ces dernières années et à prouver sa volatilité à plus d’une reprise. En dehors de la Belgique où DPG Media (VTM en Flandres, RTL en Wallonie et désormais également RTL aux Pays-Bas) est déjà en discussion avec RCS depuis un petit moment, ça risque de ne pas être facile à trouver. Mais en plus de ça, ça sous-entendra quasi-forcément pour RCS de revoir ses ambitions à la baisse en termes de rétribution, au moins à court terme. Pas sûr que les finances de l’organisateur italien puissent le lui permettre surtout depuis son recours fréquent aux appearance fees pour attirer les têtes d’affiche à ses épreuves (et justifier le prix de ses droits de diffusion).

Finalement la réponse se trouve peut-être du côté de Londres. Après 13 ans de collaboration avec la célèbre entreprise de gestion de droits IMG, RCS a décidé de ne pas renouveler sa collaboration et après des discussions avec Infront et l’UER (EBU/Eurovision), qui aurait été le partenaire idéal pour trouver des diffuseurs publics, c’est finalement un nouveau venu qui remporte (très) tardivement le marché, à savoir Iris Sport Media. Pas totalement un saut vers l’inconnu puisque ce dernier est majoritairement composé d’anciens d’IMG mais qu’ont-ils à proposer de différent à RCS ? Difficile à dire compte tenu de la jeunesse de l’histoire de la société londonienne qui s’est pour l’instant fait connaître pour son travail avec la controversée ligue dissidente LivGolf ou pour s’être vu attribué le marché de la distribution de droits de la Coupe du Monde des clubs FIFA pour l’Amérique centrale et l’Afrique sub-saharienne par… DAZN ! Une autre société londonienne en pleine expansion et avec laquelle Iris Sport Media entretient d’excellentes relations. DAZN aussi bien connu en Italie pour être le principal diffuseur de la Serie A de football (la ligue 1 italienne). Faut-il y voir un signe ?

Malgré le background IMG de ses fondateurs, Iris n’a pas encore conclu de grands deals avec des grands diffuseurs européens, mis à part ITV pour la LivGolf (majoritairement diffusée dans le reste de l’Europe par… DAZN) mais si le rêve du modèle Tour de France ne s’avérerait pas réalisable, challenger la domination de Eurosport-TNT/WBD pourrait être un autre objectif. Rappelons que la quasi-exclusivité Européenne (et Nord-Américaine) confiée à Discovery (aujourd’hui WBD) en 2021 avait été assez critiquée au sein même de RCS où certains craignaient une trop grande dépendance. Avec la concurrence d’un diffuseur tout aussi international comme DAZN (ou une autre plateforme globale de streaming) cela pourrait donner de l’air à RCS. Mais ça pourrait ne pas faire l’affaire des fans de cyclisme…

Malgré le passé IMG des fondateurs, Iris n’a pas encore conclu d’accords majeurs avec les diffuseurs européens traditionnels (à l’exception d’ITV pour LivGolf, qui, dans le reste de l’Europe, est principalement diffusé sur… DAZN). Si le rêve du modèle du Tour de France ne s’avère pas réalisable, un autre objectif pourrait être de contester la domination d’Eurosport-TNT/WBD. Rappelons que la quasi-exclusivité européenne (et nord-américaine) accordée à Discovery (aujourd’hui WBD) en 2021 a été très critiquée en interne au RCS, où certains craignaient une dépendance excessive. Avec la concurrence d’un diffuseur tout aussi international comme DAZN (ou une autre plateforme de streaming mondiale), RCS pourrait respirer. Mais ce n’est peut-être pas dans l’intérêt des fans de cyclisme…

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.

Articles similaires